Il adore cette phrase de Miles Davis : "Je le joue, je vous expliquerai ensuite." L'auteur de Maus - cet extraordinaire récit allégorique sur la Shoah centré sur la déportation de son père à Auschwitz - sort Breakdowns (Casterman, 25 euros), une nouvelle BD autour de dessins de jeunesse, avec une introduction dessinée et une postface rédigée. Il préférerait que les lecteurs commencent par lire ce nouvel ouvrage qu'il vient présenter au Salon du livre. Il est publié d'abord en France, et son auteur n'aurait rien à en dire avant ? Bon, il veut bien vous voir une demi-heure... et il vous garde deux heures et demie. Intarissable, d'une infinie gentillesse, sérieux comme un pape par moments, pétillant l'instant suivant.
En vérité, Art Spiegelman voudrait tellement "expliquer". Breakdowns est "difficile, complexe". Il craint que les lecteurs soient désorientés. C'est une BD "disruptive", issue d'un temps (1972-1977) où, plongé dans ses recherches, il publiait dans des revues underground. On y retrouve ses obsessions de jeunesse, qui ne l'ont jamais quitté et que Maus, son oeuvre la plus narrative, occultait partiellement. Qu'est-ce qu'un artiste ? Qu'est-ce que la pensée, la mémoire, la perception ? Quelles relations entretiennent-elles ? "La bande dessinée, c'est plus de pensée que d'encre", proclame-t-il.
Il reçoit dans son atelier de Manhattan, près chez lui. "Je sors peu. On ne peut fumer nulle part !" Sans ses deux paquets quotidiens, il devient dingue. Il lie le puritanisme américain à l'interdiction de fumer qui se généralise jusqu'aux immeubles d'habitation. Dans les années 1970, il avait publié Prince Rooster, un livre pour enfants basé sur un conte hassidique du Rabbi Nachman de Breslav. Nombre d'éditeurs l'avaient refusé parce que le héros y apparaissait nu. Les libraires le plaçaient en section adulte. L'alliage puritanisme-pornographie, explique Art Spiegelman, est une spécificité anglo-saxonne. "Notre culture populaire se situe quelque part entre les seins de Janet Jackson et le clitoris de Paris Hilton, dit-il. Mais montrer un zizi en dessin, ça, non ! Et on a des polémiques aberrantes sur les cellules souches ou Darwin."
La pornographie, justement : il ne nous y avait pas habitués. Or là... Elle surgit dès l'introduction, reprise de Little Signs of Passion, dessiné à l'époque pour la revue Young Lust. Quand il était enfant, son père lui ramenait des BD bon marché, violentes et sexy. "Ça me plaisait drôlement. Mon père ne regardait pas leur contenu. Dans les années 1970, il y avait de l'excellente pornographie dans les revues underground. Mais dans Breakdowns, l'érotisme n'intervient que comme part d'une réflexion sur le travail du dessinateur et le regard du lecteur." Tout est dit : le père, l'enfance, la pensée, le dessin.
Breakdowns ou la BD comme expérience artistique et autobiographique pour cet homme âgé de 60 ans. Pas d'histoire mais des fragments, des ébauches, des clins d'oeil, ce qu'il doit à la revue Mad, au dessinateur Robert Crumb, au cinéaste avant-gardiste Ken Jacobs, à tous ceux qui ont "apporté ça : l'art comme expérience du monde". Les étincelles y surgissent pour revenir à l'essentiel. Brusquement, dans une planche consacrée à une dispute d'enfance d'apparence anodine, il est là, adulte. Commentaire d'un dessin : "En 1968, ma mère s'est tuée. Sans laisser un mot. Marrant, la façon dont l'esprit fonctionne... J'avais "oublié" son suicide..." Comme son père, elle avait survécu à Auschwitz.
On ne déflorera pas l'ouvrage, il détesterait. Il faut laisser le lecteur "lire d'abord" comment il est devenu dessinateur : ses attentes, ses frustrations, ses percées conceptuelles. On y retrouve, aussi, les ébauches de Maus, publiés dans la revue Funny Aminals. Art est heureux que ce livre paraisse, pour montrer que Spiegelman n'est pas que Maus. En même temps, il ne cherche pas à s'en défaire. "C'est treize ans de ma vie." Maus l'habitait avant et continue de l'habiter.
Il parle d'Israël, où il a eu "le plus de difficultés" avec cette BD. Le livre a été traduit en trente langues, pachtou inclus. Mais seul le premier volume a paru en Israël. "J'ai eu des problèmes avec l'éditeur, explique-t-il. Il y a une vision israélienne spécifique de l'Holocauste. Or, Maus est l'oeuvre d'un juif de la diaspora. Parler de la Shoah sans évoquer Israël, ça ne leur convenait pas." Lui-même passe aux Etats-Unis pour anti-israélien. Le sujet le fatigue.
"Je suis a-sioniste, comme on est agnostique. Je suis pour l'existence d'Israël, mais cet Etat a commis et commet des crimes contre les autochtones. Il n'est pas le seul, mais quoi ? Parce que je suis juif, je devrais être moins critique d'Israël que de mon propre pays ?" En 2002, il avait claqué la porte du New Yorker, le magazine où il travaillait depuis dix ans et dont il avait beaucoup contribué à rendre l'identité graphique plus corrosive. Motif : "Protester contre l'asservissement des médias" au pouvoir et au discours officiel américain après le 11-Septembre. Sa femme - française - en est toujours la directrice artistique.
Il préfère vite revenir aux réflexions qui sont au coeur de Breakdowns. "Au fond, les premières BD sont les vitraux des cathédrales." Comme eux, les comics étaient forcément narratifs. Avec sa contrainte de base - la page -, la BD, ajoute-t-il, s'apparente plus à l'architecture qu'à la littérature ou au cinéma, où l'on rythme l'oeuvre à son gré. Il a voulu s'extraire de cette contrainte. "C'est lié à mon père. Je ne suis jamais parvenu à lui faire raconter sa vie de manière linéaire. Il parlait d'Auschwitz, passait à une anecdote en 1950, revenait au ghetto avant la déportation." Récit, mémoire, fragmentation, structuration : c'est cela qu'Art Spiegelman travaille. "Mon père m'a montré comment remplir une valise au plus serré. Pour fuir les nazis, c'était primordial. Il m'a appris à structurer un comics." Dans une planche, aucun espace n'est inutile. Breakdowns est incroyablement dense, en références, en sens manifeste ou caché.
Lui qui se revendique de la culture populaire n'accepte aucune concession. "J'ai voulu faire des BD qu'on lise avec un marque-page, pas assis dans les toilettes. Si Claude Lanzmann avait voulu faire un film pour les spectateurs, Shoah durerait quatre-vingt-dix minutes. Il dure neuf heures, et c'est une oeuvre immense, sans une image d'archives." Le point lui paraît essentiel. On lui parle de Jorge Semprun et de L'Ecriture ou la vie. Il ne connaît pas. Mais oui : "La fiction non fictionnelle est plus forte que le témoignage." Il ne dit pas "la réalité", mais sa transmission. La proposition de Nicolas Sarkozy de confier à un élève de CM2 la mémoire d'un enfant victime de la Shoah lui semble "mauvaise et naïve". Elle transforme la Shoah "en jeu vidéo".
Art Spiegelman travaille sur deux projets : un livre pour enfants et des vitraux pour une école new-yorkaise de beaux-arts. "Etre artiste, c'est donner forme à ce que l'on pense, ce que l'on sait et ce que l'on sent." On prend.
Sylvain Cypel
Article paru dans LE MONDE le 15.03.08.
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